Les pouvoirs publics usent et abusent parfois du principe de la rétroactivité de la loi fiscale. L’examen du projet de loi de finances pour 2013 en fournit à nouveau, une illustration parfaite.
Cette rétroactivité, source d’insécurité juridique peut-elle être combattue devant le juge ?
Nous avons posé cette question à Maître Stanislas Vailhen, avocat associé au Cabinet Alérion à Paris.
Ce dernier a récemment gagné devant le Conseil d’Etat une importante bataille . La Haute juridiction a ainsi précisé les contours du principe de rétroactivité fiscale.
JD Maître Vailhen, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions traitant d’un sujet d’actualité sensible : la rétroactivité de la loi fiscale.
JD Une loi fiscale peut-elle être rétroactive ? Qu’apelle t-on petite rétroactivité ?
SV Par nature, une loi fiscale ne devrait pas être rétroactive. En effet, l’exigence de sécurité juridique qu’impose la matière fiscale requiert que les contribuables aient une vision claire des dispositions en vigueur à la date de la réalisation effective du revenu.
Pour autant, l’usage de ces lois n’est pas interdit par le Conseil constitutionnel. Ainsi en droit français, le principe de non rétroactivité des lois n’a valeur constitutionnelle qu’en matière répressive, conformément aux dispositions de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 aux termes desquelles : « Nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit ».
En pratique, le Conseil constitutionnel s’efforce néanmoins de limiter les possibilités de rétroactivité de la loi fiscale en opérant un contrôle de proportionnalité entre l’atteinte portée aux droits individuels et l’intérêt général qu’est censé servir la loi fiscale nouvelle empreinte de rétroactivité. Ainsi, dans une décision n° 98-404 DC du 18 décembre 1998, le Conseil constitutionnel a jugé que : « Le principe de non rétroactivité des lois n’a valeur constitutionnelle, en vertu de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’en matière répressive ; que néanmoins, si le législateur a la faculté d’adopter des dispositions fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu’en considération d’un motif d’intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ». Le rapport Gibert de septembre 2004 (intitulé « Améliorer la sécurité du droit fiscal pour renforcer l’attractivité du territoire ») comporte une fiche V, « Restreindre la rétroactivité fiscale », qui distingue trois formes de rétroactivité fiscale :
– la rétroactivité juridique par laquelle la loi fiscale dispose non seulement pour l’avenir mais également pour le passé.
– la rétrospectivité de la loi de finances, plus souvent dénommée « petite rétroactivité » selon laquelle en matière d’impôt sur le revenu et d’impôt sur les sociétés, la loi de finances votée au 31 décembre s’applique aux revenus et aux bénéfices réalisés au cours de l’année écoulée. En matière d’impôt sur les sociétés et d’impôt sur le revenu, le fait générateur intervient respectivement au jour de clôture de l’exercice et au dernier jour de l’année civile de réalisation et de mise à disposition des revenus, soit en règle générale au 31 décembre. Il est ainsi admis que la loi de finances modifie les règles fiscales applicables aux revenus perçus au cours de l’année civile écoulée sans pour autant être considérée rétroactive. La rétrospectivité de la loi de finances, qui est d’ailleurs loin d’être une exception française, peut néanmoins porter atteinte à des situations acquises qui ne semblent admissibles au plan juridique qu’à la condition d’être justifiées par un motif d’intérêt général, ce qu’a solennellement affirmé le Conseil d’Etat dans l’arrêt EPI du 9 mai 2012.
– La rétroactivité économique qui désigne une mesure qui, sans être juridiquement rétroactive, est susceptible de porter atteinte à la sécurité juridique du contribuable en modifiant le traitement fiscal de situations en cours. Tel est le cas, par exemple à l’occasion de l’abrogation anticipée d’une exonération ou d’un régime fiscal de faveur.
JD Quels sont les situations pouvant justifier l’adoption d’une loi fiscale rétroactive ?
SV Comme indiqué ci-dessus, une loi fiscale ne peut éventuellement avoir un effet rétroactif que pour autant qu’elle sert l’intérêt général et dans la mesure où l’atteinte qu’elle porte aux intérêts des contribuables ne paraît pas disproportionné au regard des objectifs de la loi. Si en pratique on entend avant tout parler des lois fiscales rétroactives qui ne respectent pas ce principe de proportionnalité, il faut se garder de croire qu’une loi fiscale rétroactive serait nécessairement contestable. Les dispositions rétroactives sont ainsi loin d’être systématiquement défavorables au contribuable, comme le rappelle le rapport Gibert : « La technique de la rétroactivité peut cependant être utilisée à d’autres fins comme la clarification de certaines dispositions, la correction de dispositifs juridiquement valides mais techniquement défectueux ou la neutralisation du délai séparant l’annonce d’une mesure de son adoption ».
JD Quels sont les recours dont disposent les contribuables qui s’estiment victimes de la rétroactivité ?
SV Lorsqu’une disposition rétroactive est votée par le législateur fiscal, et que par hypothèse celle-ci ne respecte pas le principe de proportionnalité, il convient en premier lieu pour le contribuable et son conseil d’apprécier au regard de quelles normes ou de quels principes juridiques la disposition litigieuse peut être contestée. En effet, les modalités de contestation ne sont pas nécessairement les mêmes selon que la disposition peut être attaquée au regard du bloc de constitutionnalité, du droit conventionnel et en particulier de la Convention européenne des droits de l’homme ou encore des principes généraux du droit tels que le principe de sécurité juridique ou de confiance légitime. Ainsi, à titre d’exemple, la validation d’une loi de finances par le Conseil constitutionnel prive le contribuable de la possibilité de présenter une question préalable de constitutionnalité.
En pratique le contribuable devra présenter une réclamation contentieuse, dans le respect des délais prévus à l’article R* 196-1 et s. du Livre des procédures fiscales, auprès du centre des impôts dont il dépend précisant en fait et en droit les raisons pour lesquelles il estime non fondée la remise en cause d’une disposition fiscale dont il a bénéficié, notamment lorsque celle-ci est rétroactive.
Si cette réclamation est rejetée, le contribuable a alors la possibilité dans un délai de deux mois qui suit la réception de la décision de rejet, de saisir le Tribunal administratif puis le cas échéant, la Cour administrative d’appel, et enfin si nécessaire, le Conseil d’Etat.
JD Pouvez-vous nous parler de la décision rendue par le Conseil d’Etat le 9 mai 2012 ?
SV L’avancée de l’arrêt EPI du 9 mai 2012 est double.
Le Conseil d’Etat affirme tout d’abord de manière solennelle, dans un arrêt rendu en formation Plénière, que l’espérance légitime d’obtenir l’application d’un dispositif fiscal qui était censé fonctionner sur trois exercices, constitue un bien au sens de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
La seconde avancée de cet arrêt consiste dans l’affirmation que la remise en cause d’un tel dispositif avant le terme initialement prévu par le législateur, n’est pas acceptable en l’absence de motif d’intérêt général, étant précisé que l’effet d’aubaine ou le motif tiré du coût budgétaire qui étaient invoqués par l’administration fiscale, n’ont pas été jugés suffisants au cas d’espèce pour caractériser un motif d’intérêt général.
Dans cette affaire, la société EPI avait bénéficié d’un crédit d’impôt au titre des emplois créés au cours de l’année 1998 pour un montant de 136 400 francs qu’elle avait imputé sur la contribution supplémentaire d’impôt sur les sociétés de 10% dont elle était redevable pour cet exercice. Introduit par l’article 80 de la loi de finances pour 1998 et codifié à l‘article 220 octies du CGI, ce crédit d’impôt prévu en faveur des entreprises créatrices d’emplois sur l’ensemble des années 1998 à 2000, était imputable sur la contribution supplémentaire d’IS à l’époque de 10% (ce crédit d’impôt est égal au produit de la somme de 10 000 francs par la variation, d’une année sur l’autre, de l’effectif salarié moyen de l’entreprise et s’imputait dans la limite annuelle de 500 000 francs sur la contribution de 10% assise sur l’impôt sur les sociétés). Destiné à fonctionner sur la période 1998 à 2000, ce dispositif avait été supprimé dans le cadre de la loi de finances pour 1999.
Conformément aux règles de « la petite rétroactivité » rappelée ci-dessus, la suppression dans la loi de finances pour 1999 du crédit d’impôt de l’article 220 octies s’appliquait aux bénéfices de la société EPI réalisés au cours de l’exercice 1999.
Estimant que cette modification « rétroactive » avait porté atteinte à son droit à obtenir un crédit d’impôt au titre de l’exercice 1999 dans la mesure où sa masse salariale avait considérément augmenté au cours de cette année, la société avait contesté le refus « logique au regard des principes précités » que lui avait opposé l’administration fiscale. Elle invoquait notamment les stipulations de la Convention européenne des droits de l’homme et en particulier de l’article 1er du premier protocole additionnel à celle-ci relatif aux droits au respect des biens. Après avoir perdu devant le Tribunal administratif, la société avait formé une requête devant la Cour administrative d’appel de Nancy qui avait été accueillie favorablement dans un arrêt du 28 juin 2007 (CAA Nancy 28 juin 2007, n° 05NC00580, société EPI : jurisdata n° 2007-0096 64) contre lequel le Ministre s’était pourvu devant le Conseil d’Etat.
S’il semble clair au regard des termes de l’arrêt EPI que le législateur fiscal pourra continuer de voter des lois empreintes de rétroactivité, il semble tout aussi clair que le Conseil d’Etat ait entendu affirmer de manière solennelle que la modification rétroactive d’un dispositif fiscal existant doit répondre à un objectif d’intérêt général qui ne soit pas disproportionné au regard de l’atteinte qui est portée aux intérêts particuliers. Ce point apparaît clairement dans le considérant de principe de l’arrêt du 9 mai 2012 aux termes duquel : « Considérant, en deuxième lieu, que si les stipulations de l’article 1er du premier protocole ne font en principe pas obstacle à ce que le législateur adopte une nouvelle disposition remettant en cause, fut-ce de manière rétroactive, des droits patrimoniaux découlant des lois en vigueur, ayant le caractère d’un bien au sens de ces stipulations, c’est à la condition de ménager un juste équilibre entre l’atteinte portée à ces droits et les motifs d’intérêt général susceptibles de la justifier ».
JD Cette décision est une première pour le Conseil d’Etat ?
SV Incontestablement, cette décision est une première pour le Conseil d’Etat. C’est en effet la première fois que le Conseil d’Etat apporte une limite à la rétrospectivité des lois de finances. Cette décision constitue également une avancée importante du principe de sécurité juridique. Il est d‘ailleurs intéressant de noter que cette décision semble directement faire écho aux conclusions du rapport Gibert précité qui concluait notamment « Sur le fond la question consiste à trouver l’équilibre entre éviter les perturbations indues des opérations économiques et ne pas pouvoir faire évoluer la fiscalité. Il parait donc que c’est dans le sens des propositions de texte évoquées plus haut, qu’il convient de s’orienter, c’est-à-dire de prohiber la remise en cause d’un régime fiscal d’incitation limitée dans le temps. La durée devrait rester raisonnable pour éviter le maintien durable de situation que l’on souhaite abroger. Une durée de 3 à 5 ans, fréquente en matière fiscale, parait appropriée ».
JD Quelle pourrait être selon vous la portée pratique de cette décision ?
SV La question demeure ouverte de savoir si, comme la lecture des conclusions de Julien Boucher sous l’arrêt EPI pourrait le laisser penser, cette limite à la petite rétroactivité des lois de finances ne s’appliquera qu’à la remise en cause avec effet rétroactif de dispositifs fiscaux limités dans le temps et qui ont fait naitre au profit des contribuables une espérance légitime de pouvoir en bénéficier ou si, comme nous l’espérons, toute modification rétroactive d’une disposition fiscale, même non limitée dans le temps, serait susceptible d’être sanctionnée par le juge fiscal, dès lors que l’atteinte qui serait portée aux intérêts privés serait disproportionnée par rapport au motif d’intérêt général susceptible de le justifier.
JD Existe-t-il selon vous des textes fiscaux récemment adoptés et concernant la fiscalité patrimoniale dont l’application pourrait être combattue sur le même fondement ?
SV La deuxième loi de finances rectificative pour 2012, entrée en vigueur le 16 aout 2012, comme le projet de loi de finances pour 2013, comportent des dispositions qui heurtent les principes issus de l’arrêt EPI. A titre d’illustration on citera deux exemples. L’instauration d’une contribution exceptionnelle de solidarité sur la fortune, certes déclarée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel dans une décision qui ne manque pas de saveur, puisqu’elle souligne elle-même une violation des principes constitutionnels que le Conseil tolère néanmoins compte tenu du caractère par nature exceptionnel et limité dans le temps de la mesure soumise à son approbation, ne constitue-t-elle pas une atteinte aux biens au sens de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme ? Plus surprenant encore semble être la suppression rétroactive par l’article 5 du projet de loi de finances pour 2013 du caractère libératoire du prélèvement optionnel opéré sur les distributions de dividendes réalisées entre le 1er janvier 2012 et la date de présentation du projet de loi de finances pour 2013, pour lesquelles une option pour le prélèvement libératoire avait été opérée par le contribuable.
JD Maître, merci beaucoup pour cet éclairage.